7
Paris se tassa sur son siège. Strider avait pris le volant et il ne faisait pas grand cas des limitations de vitesse. À travers les vitres teintées qui plongeaient l’habitacle dans la pénombre, on devinait que le soleil brillait sur Budapest. Anya, la femelle de Lucien, déesse mineure de l’Anarchie, avait volé pour eux ce véhicule – ainsi que les deux autres qui roulaient derrière eux.
— Pas besoin de me remercier, avait-elle minaudé avec un sourire béat. Vos expressions ulcérées me comblent. Les voitures, c’est parfait pour des malfaiteurs comme vous, si je puis me permettre. Et reconnaissez-le, vous aviez besoin de vous mettre un peu à la page. Il vous fallait absolument ces trucs avec des roues.
Malheureusement pour lui, Paris s’était retrouvé dans la même voiture qu’Amun, lequel se tenait en ce moment la tête comme s’il craignait qu’elle n’explose. Avec eux, il y avait Aeron qui regardait tout le monde de travers parce ce que son petit démon, Legion, n’était pas là pour l’apaiser. Sabin et sa harpie étaient là aussi.
Sabin ne quittait pas des yeux cette dangereuse créature bouffeuse de trachées. Depuis qu’il l’avait embrassée dans l’avion, il n’était plus tout à fait lui-même. Paris le comprenait… Cette fille-là était d’une beauté incomparable, et la couleur de ses cheveux blonds aux mèches rousses relevait du prodige. Mais elle était une harpie et ils l’avaient trouvée chez l’ennemi. Paris n’avait pas confiance en elle.
Elle prétendait avoir été enlevée par les chasseurs.
Cela restait à prouver.
Qui sait si elle ne travaillait pas pour eux ? Elle était suffisamment belle pour servir d’appât… Et ils l’accueillaient à bras ouverts. Pauvre Sabin !
Il n’y avait rien de plus terrible que de tomber amoureux d’une ennemie. Paris savait de quoi il parlait.
Autrefois – peu lui importait quand, il n’avait pas tenu le compte des mois ou des années, car le temps ne signifiait rien pour lui –, Paris avait été prisonnier d’un groupe de chasseurs. Son démon, Luxure, exigeait de copuler tous les jours et jamais deux fois avec la même femme. Enfermé dans sa cellule, privé de sexe, Paris s’était mis à dépérir, au point que les chasseurs l’avaient cru en danger de mort. Ils voulaient l’étudier, pas le tuer, car le tuer aurait été libérer son démon sur la terre. Ils lui avaient donc envoyé Sienna. Sienna au visage parsemé de taches de rousseur. Sienna, avec ses mains délicates et son air revêche, qui cachait une sensualité torride. Leur accouplement lui avait redonné des forces. Puis il avait eu une deuxième érection pour elle. Ce prodige lui avait fait comprendre qu’ils étaient destinés l’un à l’autre, qu’elle lui appartenait, qu’elle était sa raison de vivre, que c’était pour la rencontrer qu’il avait traversé les siècles.
Il avait tenté de s’enfuir avec elle. Les chasseurs les avaient poursuivis. Elle avait reçu une balle.
Elle était morte dans ses bras.
Il en était donc réduit de nouveau à chercher chaque jour une femme pour avoir la dose de sexe qui le maintenait en bonne santé. Quand il n’en trouvait pas, son démon l’obligeait à se satisfaire avec un homme. Il avait honte rien que d’y songer, mais il n’y pouvait rien.
Mais tout n’était pas vraiment rentré dans l’ordre. Pour être capable de pénétrer une femme, Paris était désormais obligé de penser à Sienna. À son odeur. À son corps si mince. À la douceur de sa peau. À ses gémissements de plaisir.
Et ce serait encore ainsi aujourd’hui. Et demain. Et le jour d’après. Pour l’éternité. Seule la mort lui permettrait d’oublier Sienna. Mais il n’était pas pressé de mourir. Ou plutôt, il ne voulait pas mourir tant qu’il ne l’aurait pas vengée. Mais la vengerait-il jamais ?
« Tu te fais croire que tu l’aimais, c’est ridicule…»
Il n’aurait pas su dire si cette pensée venait de lui ou si elle lui était inspirée par Luxure. Il n’était pas capable de dissocier leurs voix. Ils ne faisaient qu’un, les deux moitiés d’un tout. Et chacune de ces deux moitiés était en ce moment au bord du gouffre.
Paris palpa discrètement sa poche pour vérifier qu’il y avait bien glissé un sachet d’ambroisie en poudre. Oui, il était là. Il se sentit aussitôt rasséréné.
Car Paris s’était mis à boire. L’alcool des mortels additionné d’ambroisie l’aidait à oublier sa souffrance, mais il devait en consommer des doses de plus en plus importantes, et le stock d’ambroisie diminuait dangereusement. Il allait bientôt être obligé de demander à ses compagnons de l’aider à en dérober de nouveau aux dieux. Il leur expliquerait qu’il avait absolument besoin des quelques heures de répit que ce breuvage lui procurait, et qu’il le lui fallait aussi pour être en état d’affronter les chasseurs. Il était devenu complètement dépendant.
« Ne pense pas à ça maintenant. »
Il devait plutôt se concentrer sur la tâche qui l’attendait au château – tâche qui ne souffrait aucun délai. Il fit un effort pour vider son esprit et se concentrer sur le paysage qui défilait. Ils avaient quitté la ville et roulaient maintenant au milieu de collines verdoyantes et boisées, mais désertes, oubliées des humains.
La voiture s’engagea bientôt sur une route caillouteuse qui grimpait à flanc de colline, à travers une forêt qu’ils avaient eu la précaution de truffer de pièges, pour empêcher les chasseurs d’approcher.
Pourtant, un mois plus tôt, un groupe avait réussi à passer. Au cours des affrontements qui avaient suivi, la demeure qui leur servait de refuge avait été saccagée. Ils avaient dû tout remettre en état, racheter meubles et appareils électroménagers. Paris ne reconnaissait plus son château, et cela lui déplaisait. Il y avait eu récemment tant de bouleversements dans sa vie – l’arrivée des femelles, le retour du groupe de Sabin, la guerre ouverte déclarée aux chasseurs… Il en avait assez des changements.
Au loin, dominant la colline, apparut enfin une imposante et sombre construction de pierres. Le château. Les murs disparaissaient sous une épaisse vigne vierge et, sans la clôture qui l’entourait – un ajout récent et malheureusement indispensable –, il se serait fondu dans le paysage.
Ils approchaient. Paris sentit que ses compagnons étaient aussi impatients que lui.
Le portail s’ouvrit, signe que Torin avait repéré les voitures sur ses écrans de contrôle. Ils roulaient à présent vers les hautes portes voûtées de l’entrée principale. Aeron serra si fort ses accoudoirs qu’il les broya.
— Tu es un peu nerveux, à ce que je vois, fit remarquer Strider en lui jetant un coup d’œil dans le rétroviseur.
Aeron ne répondit pas. Sans doute n’avait-il pas entendu la remarque. Son visage tatoué exprimait la détermination et la colère. Il paraissait préoccupé. Pourtant, il allait bientôt retrouver Legion, le petit démon femelle qui avait le don de l’attendrir.
Ils sortirent dès que la voiture s’arrêta. Dehors, il faisait terriblement chaud, et Paris fut aussitôt en sueur sous son jean et son T-shirt. Par tous les dieux, on brûlait plus vite ici qu’en enfer…
La petite harpie s’écarta de leur groupe d’un air apeuré, en s’entourant de ses bras. Paris remarqua ses yeux écarquillés et sa pâleur. Sabin continuait à surveiller le moindre de ses mouvements. Il ne la quitta pas des yeux une seconde, pas même pour sortir son sac du coffre.
Pourquoi un être aussi puissant et mauvais qu’une harpie était-il aussi timoré ? Paris n’arrivait pas à s’expliquer cette anomalie. La femelle Gwen paraissait totalement coupée de la harpie qui s’était manifestée dans les catacombes. Incompréhensible… Paris regretta de ne pas avoir proposé de lui bander les yeux pendant le trajet de l’aéroport au château.
Bah… Si elle s’avérait dangereuse, on pourrait toujours lui couper la langue pour l’empêcher de parler. Et aussi les mains, pour qu’elle ne puisse pas écrire ou dessiner.
« Mais qu’est-ce qui m’arrive ? »
Avant Sienna, il n’aurait jamais songé à faire du mal à une femelle. Les pensées meurtrières qu’il nourrissait à l’égard de la jeune harpie auraient dû le remplir de culpabilité. Mais pas du tout. Il était juste furieux de s’être montré imprudent. Il fallait éliminer toute menace potentielle.
Malheureusement, Sabin ne permettrait à personne de lever le petit doigt sur sa femelle. Elle l’avait pris au piège. Paris ne se souvenait pas d’avoir vu ce pauvre Sabin poser un regard aussi fervent sur une femme. C’était une catastrophe. Si la harpie était un appât, elle le manœuvrerait à sa guise. Et si elle n’en était pas un, si sa peur et sa timidité n’étaient pas feintes, le démon de Crainte allait la ravager.
Du coin de l’œil, Paris vit une masse sombre émerger de la deuxième Escalade. Maddox, le gardien de Passion, ne prit pas le temps de ramasser son sac et fila tout droit vers l’escalier du porche. Au même instant, la porte s’ouvrit à la volée et sa femelle, silhouette floue et dorée au ventre enflé – elle attendait un enfant –, vola à sa rencontre, en pleurant et en riant tout à la fois. Elle se jeta dans ses bras et il la fit tournoyer. Quelques secondes plus tard, ils s’embrassaient fougueusement.
C’était un peu difficile d’imaginer le violent Maddox en père – même dans le cas où Ashlyn donnerait naissance à un demi-démon.
Danika, une jolie blonde, fut la deuxième à apparaître sur le seuil. Elle s’arrêta pour chercher Reyes du regard et poussa un petit cri aigu en l’apercevant. Reyes la rejoignit aussitôt, tout en écrasant la paume de sa main sur une lame de poignard.
Paris avait remarqué que Reyes ne s’était pas tailladé la peau une seule fois durant leur séjour au Caire. Sans doute la douleur d’être séparé de Danika avait-elle suffi à contenter son démon. Maintenant que Danika était là, Douleur redevenait exigeant.
Mais ni lui ni Danika ne s’inquiétèrent de ce détail. Il se jeta dans ses bras en poussant un grognement de plaisir et ils disparurent ensemble à l’intérieur du château. Paris entendit résonner le rire de Danika dans l’entrée, puis plus rien.
Il sentit soudain un poids lui tomber sur le cœur et songea qu’un peu d’ambroisie l’aiderait à s’en débarrasser. La vue de ces couples heureux et amoureux le plongeait dans un désespoir sans fond. Il ne lui restait plus que l’alcool.
Lucien, qui avait préféré rentrer par ses propres moyens, plutôt que d’endurer l’ennui et la fatigue d’un long voyage, ne vint pas à leur rencontre. Il était probablement enfermé dans sa chambre avec Anya et n’était pas pressé d’en sortir.
Paris remarqua que la harpie avait observé les retrouvailles des couples d’un regard attentif. Il se demanda s’ils la fascinaient, ou si elle était tout simplement occupée à engranger des informations pour les chasseurs.
Il ne restait plus maintenant que trois femelles au château : Ashlyn, Danika et Anya. Gilly, la jeune amie de Danika, y avait séjourné quelque temps, puis elle avait préféré s’installer en ville pour avoir son indépendance. En fait d’indépendance, Torin l’épiait en permanence avec un système sophistiqué de vidéosurveillance. La mère de Danika, sa sœur et sa grand-mère étaient rentrées aux États-Unis.
— Viens, dit Sabin à sa harpie.
Comme elle ne bougeait pas, il lui fit signe de venir près de lui.
— Ces femmes…, murmura-t-elle.
— Tu verras, elles s’occuperont de toi, assura Sabin. Elles ne t’ont pas remarquée parce qu’elles étaient tout à la joie de retrouver leurs mâles, mais tu peux compter sur elles.
— Est-ce qu’elles savent que… ?
Une fois de plus, elle ne parvint pas à aller jusqu’au bout de sa phrase.
— Oh, oui, elles savent qu’ils sont possédés d’un démon, assura posément Sabin. Et maintenant, suis-moi.
Elle hésita.
— Je veux d’abord savoir où tu m’emmènes, protesta-t-elle.
— Tu es libre de venir ou pas, répliqua Sabin avec irritation. Mais je ne vais pas attendre dehors que tu te décides.
Il s’éloigna à grands pas et claqua la porte d’entrée derrière lui. Paris songea qu’un autre aurait embarqué sur son épaule cette femelle récalcitrante. Sabin était un malin. Il lui laissait le choix.
La harpie jeta des regards affolés à droite et à gauche, comme si elle cherchait un moyen de prendre la fuite. Paris se prépara à l’en empêcher.
Puis une sonnette d’alarme résonna dans son crâne. Par tous les dieux… Si elle décidait de se déplacer aussi vite que dans les catacombes, cette fille pouvait s’échapper comme elle le voulait. Elle avait eu cent fois l’occasion de leur fausser compagnie, mais elle ne l’avait pas fait. Pourquoi ? Évidemment, si elle avait pour mission de les espionner…
Il songea de nouveau à Sienna, la femme qu’il avait aimée, l’appât envoyé par les chasseurs. Sienna, une simple mortelle, avait réussi à le piéger en lui injectant un puissant somnifère tout en l’embrassant. Cette harpie était bien plus dangereuse…
« Laisse Sabin s’en occuper. Tu as assez à faire. »
La harpie s’était tout de même décidée à suivre Sabin et elle montait les marches du porche d’un pas mal assuré.
— Il faut interroger les prisonniers, murmura Paris.
Cameo rejeta ses longs cheveux noirs derrière son épaule et se pencha pour ramasser son sac. Personne ne proposa de l’aider. Ici, tout le monde la traitait comme un homme parce que c’était ce qu’elle voulait. Du moins, Paris en avait l’impression. Il n’avait jamais eu envie d’elle et ne parvenait pas à la considérer comme une femelle. Pour lui, elle était un guerrier. Il se demanda brusquement si elle n’aurait pas apprécié, parfois, d’être un peu chouchoutée par ses compagnons d’armes.
— Je préfère remettre ça à demain, répondit-elle avec cette voix larmoyante qui vous écorchait les oreilles. Aujourd’hui, je suis épuisée, j’ai besoin de repos.
Puis elle s’éloigna en direction de la porte d’entrée – sans ajouter un mot, les dieux soient loués.
Paris connaissait bien les femmes et il sentit tout de suite qu’elle mentait. Ces yeux brillants… Ces joues roses… Elle avait hâte de retrouver quelqu’un. Mais qui ?
Dernièrement, on l’avait beaucoup vue avec Torin… Paris battit des paupières. Non, voyons, c’était impossible. Torin était le gardien de Maladie et il ne pouvait effleurer un humain sans lui transmettre, aussitôt, une maladie mortelle et contagieuse qui se transformait en épidémie dévastatrice. Et s’il transmettait des germes à l’un de ses compagnons immortels, celui-ci ne risquait pas la mort, mais devenait un danger pour les humains.
Au fond, peu importait à Paris ce que trafiquaient Cameo et Torin. Seule comptait la tâche qu’il avait à accomplir.
— Quelqu’un veut interroger les prisonniers avec moi ? demanda-t-il à ceux qui n’étaient pas encore entrés dans le château.
Il avait hâte de se débarrasser de cette corvée et de s’enfermer dans sa chambre avec une bonne bouteille, pour oublier qu’il était vivant.
Strider avança en direction des marches, tout en sifflotant entre ses dents, comme s’il n’avait pas entendu la question.
Paris n’y comprenait plus rien. Strider, gardien de la Guerre, indifférent à l’idée d’interroger des prisonniers ?
— Strider ! appela-t-il. Tu vas m’aider ou non ?
— Merde, Paris ! lança Strider. Cameo a raison, ça peut attendre demain. Les prisonniers ne vont pas s’envoler. Moi aussi, j’ai besoin d’un peu de temps pour me remettre du voyage. Demain, je me sentirai mieux et je ferai passer un sale quart d’heure aux chasseurs qui croupissent en ce moment dans le donjon, tu peux me faire confiance.
Paris soupira, tout en se demandant si ce n’était pas avec Strider que Cameo avait rendez-vous.
— Très bien, dit-il. Et toi, Amun ?
Amun acquiesça, avec tant de conviction qu’il en perdit l’équilibre et roula en bas des marches en poussant un gémissement.
Strider se précipita pour l’aider à se relever.
— Oncle Strider est là, ricana-t-il en le prenant par la taille. Ne t’en fais pas.
Il le remit debout et fit mine de le porter, mais Amun le repoussa. Il dut tout de même s’appuyer sur lui pour pouvoir marcher. La cause était entendue. Amun n’était pas en état d’interroger des prisonniers.
— Je vais t’aider, intervint Aeron.
Il vint se placer près de Paris.
— Et Legion ? demanda Paris. Tu dois probablement lui manquer.
Aeron secoua la tête, et les rayons de soleil firent briller son cuir chevelu presque rasé.
— Si elle était dans les parages, elle serait déjà venue se percher sur mon épaule, répondit-il.
— Désolé, dit Paris.
Il savait mieux que personne la souffrance que causait l’absence d’une femelle. Car le petit démon était une femelle et se conduisait comme telle.
— Elle ne peut pas m’approcher en ce moment, parce qu’elle a peur, grommela Aeron d’un ton résigné.
Il frotta son visage de sa main aux veines saillantes.
— Depuis une semaine, je me sens observé, murmura-t-il. Par un être puissant…
L’angoisse noua le ventre de Paris.
— Tu aurais dû nous le dire tout de suite. L’entité qui te surveille aurait pu avertir les chasseurs de notre présence au Caire et…
— Je sais, coupa Aeron. Je suis désolé, j’ai eu tort. Mais je ne crois pas que cette entité travaille pour les chasseurs.
— Et pourquoi ? demanda Paris, qui ne se laissait pas convaincre aussi aisément.
— Le regard qu’elle pose sur moi ne contient ni haine ni dégoût. Juste de la curiosité.
Paris se détendit un peu.
— Il s’agit peut-être d’un dieu.
— Je ne crois pas. Legion n’a pas peur des dieux et cette entité la terrorise. C’est pour ça qu’elle a si volontiers accepté la mission d’espionnage que lui a confiée Sabin. Elle ne reviendra pas tant que je serai surveillé. J’espère qu’elle va bien.
Il y avait de l’inquiétude dans sa voix, et Paris se demanda pourquoi. Legion était un petit démon femelle subalterne, mais elle était capable de se débrouiller seule. Surtout en enfer.
Paris marcha en cercle autour d’Aeron.
— Et elle est là, cette entité ? demanda-t-il. En ce moment ?
Ils n’avaient pas besoin d’un ennemi de plus.
— Si elle est du genre féminin, je pourrais peut-être la séduire et la détourner de toi, ajouta-t-il.
Et ensuite la tuer. Pour l’empêcher de rapporter à qui que ce soit ce qu’elle savait d’eux.
Aeron secoua la tête.
— Elle n’est pas là, et je ne pense pas qu’elle nous veuille du mal, insista-t-il.
Paris s’arrêta de marcher.
— Très bien. Puisque tu le dis… Nous verrons cela plus tard. Préviens-moi quand elle se manifestera de nouveau. Pour le moment, occupons-nous des salauds enfermés dans le donjon.
— Tu te comportes de plus en plus en guerrier, commenta Aeron d’un ton neutre.
Il passa la main derrière son dos et décrocha une de ses machettes. L’air siffla quand il la fit tournoyer dans sa main.
— Il se peut que les chasseurs refusent de parler, expliqua-t-il.
— Avec un peu de chance…, ricana Paris.
Torin, gardien de Maladie, était assis à son bureau. Il s’était détourné de ses écrans de contrôle pour surveiller la porte de sa chambre. Quand les voitures avaient franchi la grille du château, il avait eu une érection. Ensuite, il avait vu Cameo dans la cour et il avait dû presser son sexe pour se soulager. Cameo était entrée dans le château. À tout instant, elle allait…
Cameo ouvrit doucement la porte et se glissa sans un bruit à l’intérieur de la chambre. Puis elle referma la porte à clé derrière elle et demeura quelques secondes sans bouger, sans oser lui faire face. Il attendit, patiemment, tout en admirant ses cheveux qui lui descendaient jusqu’à la taille, et dont les longues mèches se terminaient en boucles.
Une fois, elle lui avait permis d’enrouler autour de ses doigts gantés ses longues boucles. Il avait joué lentement avec elles. Ce contact était le premier qu’il s’autorisait avec une femme depuis des milliers d’années, et la douceur des mèches soyeuses lui avait presque procuré un orgasme. Mais ils n’étaient pas allés plus loin. Ils savaient tous deux que c’était impossible.
La dernière fois que Torin avait touché une femme, un village entier avait été décimé par une atroce maladie que les humains avaient appelée peste noire. Il avait senti cette peste couler dans ses veines, son rire mauvais résonner dans son crâne et, ensuite, pendant des années, il s’était écorché pour qu’elle s’écoule hors de lui. Mais elle était restée.
Il s’était résigné. Il avait appris à se défaire du sentiment d’être sali, marqué. Il avait dissimulé derrière des sourires et une fausse bonne humeur son désespoir d’être à jamais privé de l’embrassade d’un ami. Cameo, elle, au moins, le comprenait. Elle savait ce qu’il endurait. Elle ne songeait pas à réclamer ce qu’il ne pouvait pas donner.
Parfois, il aurait voulu qu’elle le lui réclame. Et il se haïssait pour ça.
Elle se tourna lentement vers lui. Ses lèvres étaient enflées et humides, comme si elle venait de les mordiller. Elle avait les joues rouges. Sa poitrine s’abaissait et se soulevait à un rythme accéléré. Elle eut brusquement du mal à respirer.
— Nous sommes rentrés, parvint-elle à articuler entre deux respirations.
Il resta assis et haussa un sourcil, comme si cela lui importait peu.
— Tu n’es pas blessée ? demanda-t-il.
— Non.
— Tant mieux. Enlève tes vêtements.
Ils étaient devenus amants. Si l’on pouvait dire… Comme ils n’avaient pas le droit de se toucher, ils se contentaient de se donner des ordres pour se caresser, mais ils en tiraient un grand plaisir. Ça compliquait un peu leur relation, bien entendu. Torin songeait qu’un jour Cameo aurait besoin d’un homme qui pourrait lui faire l’amour, la pénétrer, l’embrasser, la prendre dans ses bras. Ce jour-là, il la laisserait partir sans rien lui reprocher. Il se l’était juré.
Cameo n’avait pas obéi.
— Je crois que tu n’as pas compris, dit-il. Je t’ai demandé d’enlever tes vêtements.
Elle allait sûrement le punir plus tard pour avoir osé lui donner un ordre. Mais à présent, elle avait envie de lui. Il sentait les effluves sucrés de son désir.
Déjà, elle relevait son chemisier pour le faire passer par-dessus sa tête. Il vit apparaître un soutien-gorge en dentelle noire. Son préféré.
— Tu es une bonne fille…
Elle plissa les yeux en fixant intensément l’extrémité de son sexe en érection qui dépassait de son pantalon.
— Je t’avais demandé de m’attendre nu, lui dit-elle d’un ton de reproche. Toi, tu n’as pas été un bon garçon.
Il était habitué à sa voix de désespérée, et elle ne le gênait plus. Cette voix était celle d’une femme victime d’une terrible malédiction. Comme lui. Elle l’attendrissait et faisait vibrer son âme.
Torin se leva d’un bond et se dressa devant elle de toute sa hauteur.
— Et pourquoi devrais-je être un bon garçon ? demanda-t-il.
Les pupilles de Cameo se dilatèrent. Ses seins durcirent. Elle aimait qu’il la défie. Cela l’excitait.
Mais c’était toujours elle la gagnante. Il avait trop peu d’expérience avec les femmes. Et trop besoin d’elle.
— Je me déshabillerai quand tu seras nue, dit-il d’une voix rauque. Pas avant.
Il faisait le fanfaron, mais il savait déjà qu’il lui céderait.
— Nous verrons ça, rétorqua-t-elle posément.
Ses cheveux dansèrent quand elle avança d’un pas nonchalant vers la commode. Puis elle posa sa botte sur une chaise, tout en le dévorant du regard, et se mit à défaire posément ses lacets avec des gestes d’une sensualité effarante. Quand elle lui lança la première botte au visage, il l’évita d’un très léger mouvement de tête. La seconde l’atteignit en pleine poitrine.
Ziiip. Elle venait de faire descendre son pantalon et fit deux pas pour dégager ses jambes.
Elle portait dessous une culotte noire, assortie au soutien-gorge, et, armée comme elle était, le spectacle était sidérant.
Elle avait de petits seins espiègles, des tétons comme des pétales de roses que la dentelle cachait pour l’instant, et un grain de beauté sur la hanche droite que Torin brûlait d’envie de lécher. Mais ce qui le fascinait plus que tout, c’était le papillon tatoué qui enveloppait ses hanches.
Cameo avait maintenant fini de se débarrasser de ses armes qui gisaient en tas à ses pieds. Elle haussa un sourcil.
— C’est à toi, maintenant, dit-elle.
Sa voix avait tremblé et sa timidité donna un peu d’assurance à Torin.
— Tu n’es pas complètement nue, fit-il remarquer.
— Toi non plus.
Il poussa un long soupir et se déshabilla, tout en songeant que c’était de la folie, que tout ça ne les menait à rien, qu’ils ne pourraient pas toujours se contenter de ce petit jeu.
Cameo laissa échapper un cri de convoitise tout en fixant son pénis en érection, comme toujours à ce moment de leur rituel.
— Dis-moi tout ce que tu voudrais me faire, ordonna-t-elle en prenant ses seins. Ne néglige aucun détail.
Il ne se fit pas prier et elle se laissa guider. Il lui donna deux orgasmes. Puis ce fut à lui d’obéir, à lui de prendre son plaisir.
Mais pas une seconde il ne parvint à oublier qu’il n’aurait jamais droit à autre chose.